Alors que les investisseurs font pression pour que les entreprises adoptent des pratiques plus responsables, les décideurs politiques doivent en faire plus.
En 2021, pendant trois jours consécutifs, le village de Lytton, en Colombie-Britannique, a établi le record canadien de chaleur, avec un incroyable 49,6 degrés Celsius. Un feu de forêt dévastateur a détruit 90 % de la ville. La tragédie de Lytton n’est qu’un exemple des nombreuses catastrophes provoquées par le changement climatique en raison de la menace croissante des chaleurs extrêmes, des tempêtes destructrices et des sécheresses graves. Le Canada tente de limiter l’impact du réchauffement climatique, mais jusqu’à présent, ses efforts ne portent pas de fruits. L’analyse de l’indice de la Terre de Corporate Knights montre que le Canada est le pays le moins performant sur le plan de la réduction des émissions de gaz à effet de serre parmi les 10 pays les plus développés du G20 malgré un objectif ambitieux de carboneutralité d’ici 2050.
Les investisseurs qui poussent les entreprises à adopter des pratiques commerciales durables, particulièrement dans le secteur de l’énergie, font leur part, mais il semble de plus en plus que les décideurs politiques rament à contre-courant. Sans l’adhésion de tous, comment le Canada pourra-t-il trouver sa place dans une économie mondiale en pleine mutation? Dans cette discussion, Fate Saghir, vice-présidente principale et cheffe du développement durable chez Placements Mackenzie, et Dwayne Zaba, chef du développement durable chez Corporate Knights, parlent des défis que pose l’application d’une optique de durabilité et des possibilités qui se présentent alors que le Canada cherche à faire la transition vers de nouvelles formes de production d’énergie et de croissance économique durable.
Q : Dwayne, comment les entreprises canadiennes se classent-elles par rapport à leurs homologues mondiales au chapitre des pratiques durables?
Dwayne Zaba : À première vue, la population canadienne fait plus que sa part. Sur les 100 entreprises figurant dans notre classement mondial 2022, 13 sont canadiennes. Compte tenu de notre population, il semble que les Canadiennes et Canadiens s’en sortent très bien du point de vue de la durabilité. Toutefois, si l’on élargit la perspective pour inclure nos émissions globales comparativement aux autres pays du G20, nos émissions n’indiquent pas la même chose. Nous nous félicitons lorsqu’il est question de durabilité, mais en réalité, il faut avoir un point de vue plus large et plus responsable de la situation.
Fate Saghir : Dwayne a raison. Le Canada produit environ 2 % des émissions mondiales, ce qui semble peu. Par contre, par habitant, nous comptons parmi les principaux émetteurs. Donc, en fonction de la population, notre intensité de carbone est élevée, même si dans l’ensemble, comme pays, ce n’est pas nécessairement le cas.
Q : Fate, est-il difficile d’appliquer cette optique durable à toutes les catégories d’actif dans une société de la taille de Mackenzie?
F.S. : En théorie, ce n’est pas difficile lorsqu’on regarde les facteurs ESG, car il existe des risques environnementaux, sociaux et de gouvernance particuliers qui pourraient avoir une incidence sur la valeur que nous sommes en mesure d’offrir à nos investisseurs et clients. Sur papier, il est très facile d’appliquer un montant réel en dollars au risque climatique, parce que nous avons des preuves matérielles de ce qui se passe : les feux de forêt en Colombie-Britannique en sont un exemple. Nous pouvons également intégrer les risques de la transition – comme le coût d’une taxe sur le carbone – dans l’évaluation d’une entreprise, car cela a une incidence sur sa capacité à être rentable comparativement aux sociétés qui réussissent à décarboniser leurs activités et qui seront donc moins taxées à l’avenir.
En pratique, le défi réside dans les données. Il y a beaucoup d’incohérences dans la façon de communiquer les données non financières. L’année dernière, la Fondation IFRS (International Financial Reporting Standards) a créé l’International Sustainability Standards Board, qui a pour but de rassembler toutes ces normes et de fournir des données uniformes partout dans le monde, pour différentes mesures non financières. Cependant, il faudra attendre quelques années avant que les fournisseurs de données rattrapent leur retard et commencent à recueillir ces données sous une forme que les investisseurs peuvent utiliser. Il y a également des fournisseurs de données qui évaluent l’ensemble des risques et occasions ESG selon des méthodologies et des optiques très différentes, ce qui crée des incohérences et de la confusion dans le marché.
Du côté du marché privé, nous attendons toujours que des normes soient élaborées. Un article publié par Corporate Knights il y a quelques semaines présentait un échantillon de société ouvertes qui vendent leurs activités à forte intensité de carbone à des entreprises privées parce qu’elles ne sont pas autant réglementées. Notre propre société sœur de marchés privés, Northleaf Capital Partners, fait un excellent travail en intégrant les risques ESG, mais, là aussi, les données ne sont utiles que si les entreprises sous-jacentes sont prêtes à les communiquer.
D.Z. : Je suis d’accord. Nous devons être très attentifs aux entreprises qui cèdent leurs actifs à risque et en faire un meilleur suivi. Le secteur privé est beaucoup moins réglementé, comme l’a dit Fate. En minimisant ces risques sur papier, on les augmente à bien des égards.
Q : Pensez-vous que l’objectif de carboneutralité du Canada est réaliste?
F.S. : J’aimerais qu’il le soit. Il existe un manque général d’investissement des gouvernements au Canada. Selon les recherches que nous avons étudiées, il faut investir entre 70 et 100 milliards par année pour avoir un impact significatif sur les émissions. Je pense que les lobbyistes et les secteurs à forte intensité de carbone sont assez forts au Canada, alors il y aura beaucoup de compromis. Le secteur du pétrole et du gaz représente une part très importante de l’économie canadienne. J’aurais donc aimé voir un objectif plus réaliste, qu’on pourrait réellement atteindre. L’objectif de carboneutralité en place à l’heure actuelle n’est pas réaliste parce que le Canada est fortement dépendant du pétrole et du gaz et que les investissements actuels ne tiennent pas compte de l’ampleur des changements nécessaires.
D.Z. : Cela dit, même si les engagements énoncés ne sont probablement pas réalistes, ils ne sont franchement pas aussi ambitieux qu’ils devraient l’être. Nous devons agir bien plus vite que nous le faisons actuellement. Nous avons des cibles et des taxes sur le carbone, mais le problème, c’est qu’elles ne sont pas appliquées équitablement. Selon nos recherches, les automobilistes canadiens sont taxés à la pompe à hauteur de 30 $ par tonne, tandis que l’industrie paie seulement une taxe de 2,00 $ par tonne. Nous devons vraiment réfléchir à la manière dont les taxes sur le carbone sont appliquées. Les politiques des gouvernements, tant fédéral que provinciaux, sont claires en ce qui concerne la taxation des grands émetteurs. Mais en réalité, il existe des exceptions. Il doit y avoir un moyen d’inciter les grands émetteurs à investir dans l’efficacité et la transformation. Sans ce genre de politique, nous n’y arriverons jamais.
Q : Fate, vous avez fait beaucoup de recherche dans ce domaine. Que pensez-vous du rôle des décideurs politiques dans cette poussée vers la carboneutralité?
F.S. : Ils doivent être en première ligne. Les PRI ont initialement publié un modèle décrivant le rôle des clients, des investisseurs et des décideurs politiques dans la réalisation de ces objectifs. Dans ce modèle, ces groupes convergent et se rassemblent, mais en réalité, cette transition a été menée par les investisseurs et plus particulièrement les investisseurs institutionnels, en raison de la nature de leur horizon de placement à long terme.
D.Z. : Du point de vue de l’investissement, nous devons inciter les investisseurs, tant institutionnels que particuliers, à verser de l’argent dans les solutions. Nous pouvons le faire logiquement, et je pense qu’il s’agit de la chose responsable à faire. Or, nous devons aussi penser aux coûts globaux pour la société en ce qui concerne les industries que nous subventionnons. L’industrie pétrolière et gazière est dans une position semblable à celle de l’industrie du tabac. Si nous pensons aux coûts pour la société liés aux entreprises de combustible fossile, il est très facile de comprendre que la taxe sur le carbone devrait être exorbitante. Il s’agit simplement de prendre en considération le coût pour la société et de l’appliquer sous forme de taxe afin d’obtenir le comportement que nous souhaitons et la transition dont nous avons besoin. Le droit fiscal doit également changer pour en tenir compte.
Q : Le désinvestissement est-il la voie à suivre?
F.S. : Absolument pas. Nous sommes une entreprise d’ici et nous nous soucions de l’économie et de la pauvreté énergétique qui existe au pays. Au Nouveau-Brunswick, par exemple, un ménage sur trois n’a pas les moyens de payer sa facture d’énergie, et cette situation prévalait avant le conflit en Ukraine et la crise énergétique actuelle. Je suis certaine que le Nouveau-Brunswick n’est pas la seule province aux prises avec ces difficultés. Plutôt que de se désinvestir, je pense qu’il faut s’asseoir à la table et travailler avec ces secteurs à forte intensité de carbone pour les aider à faire la transition et veiller à ce qu’ils tiennent compte du coût pour la société dont Dwayne a parlé. Comme investisseurs, nous apportons à nos entreprises ce point de vue sur la transition énergétique et sur ce que l’on attend des investisseurs européens et américains à l’échelle mondiale. Pour que le Canada réussisse sa transition, nous devons travailler de manière collaborative et réfléchie avec toutes les entreprises d’ici.
Q : Dans quelle mesure la population canadienne est-elle prête à soutenir les options de remplacement des combustibles fossiles comme l’énergie nucléaire?
D.Z : Nous ne sommes pas partisans de l’expansion de l’énergie nucléaire, mais nous voulons évidemment en tirer pleinement avantage et augmenter les efficiences dans cette industrie pour garantir la sécurité et la meilleure utilisation des ressources. Il existe d’autres solutions qui peuvent être développées rapidement afin de faciliter la transition vers des formes d’énergie plus propres. Mais, là encore, nous avons besoin d’une orientation politique pour développer les infrastructures et provoquer des changements. Sans cela, les choses ne se feront pas assez vite.
Évidemment, une quantité énorme de minéraux entre en jeu. Ces minéraux doivent être exploités d’une manière responsable, efficace et à faible émission de carbone. Les sociétés d’exploitation minière et de ressources naturelles vont jouer un rôle fondamental dans cette transition. Cependant, j’ai des doutes quant aux entreprises du secteur pétrolier et gazier. Au siècle précédent, très peu de fabricants de bogheis ont joué un gros rôle dans l’essor du secteur de l’automobile. Il faut réfléchir à la probabilité que le secteur de l’énergie conçoive réellement des solutions pour nous permettre de surmonter les problèmes. Le secteur n’en est pas là. Beaucoup de sociétés dépensent plus en relations publiques pour promouvoir la transition au sein de l’entreprise qu’elles n’investissent réellement dans la transition, ce qui me semble révélateur.
Q : Fate, existe-t-il une occasion du point de vue de l’investissement?
F.S. : Je pense qu’il existe une occasion pour le Canada de faire croître son PIB et sa richesse en général en réfléchissant à la manière dont il peut mener la transition énergétique. Comme investisseurs, nous ne voulons pas exclure le pétrole et le gaz traditionnels, mais nous devons veiller à ce que ces entreprises continuent de prospérer dans un avenir durable, à faibles émissions de carbone. Nous comptons sur des partenaires comme Corporate Knights (et ses recherches) pour nous aider à comprendre comment ces entreprises investissent leur capital dans un avenir durable. Je pense que Shell est un excellent exemple d’une entreprise qui affirme ne plus être une entreprise gazière et pétrolière, mais plutôt une entreprise énergétique qui va réfléchir aux sources d’énergie et au modèle d’affaires les plus durables. En même temps, de notre point de vue, il faut commencer à introduire l’énergie de l’avenir dans nos portefeuilles d’investissement. Nous soutenons, et prévoyons, que des milliers de milliards de dollars soient investis dans les sources renouvelables et nous voulons que nos investisseurs bénéficient de cette croissance, tout en investissant de manière durable.
D.Z. : Je suis d’accord pour dire que nous avons besoin du pétrole et du gaz traditionnels pour continuer à avancer. Cependant, il y a certainement des gains d’efficacité bien plus importants à faire du côté des émissions liées à la production. Par exemple, nous travaillons en étroite collaboration avec Alberta Innovates sur une stratégie appelée Bitumen Beyond Combustion, qui consiste à réutiliser le bitume dans le sol pour fabriquer de la fibre de carbone destinée à de nombreux usages, notamment l’efficacité des bâtiments commerciaux. Mais on en revient aux politiques, qui sont nécessaires pour inciter ces entreprises à se réinventer.
Q : Quelle est l’importance des risques géopolitiques? Peuvent-ils avoir des répercussions sur les cibles de carboneutralité?
D.Z. : Nous sommes en état de crise, et la racine latine du mot « crise » combine à la fois occasion et danger. En ce moment, nous avons une occasion en or, mais nous pouvons aussi la gâcher rapidement. Nous devons nous ressaisir et mieux nous comporter que par le passé. L’Europe est actuellement aux prises avec une crise énergétique, ce qui l’incite à développer rapidement les énergies renouvelables, ce qui est très positif. Nous devons réfléchir à la dure réalité de la crise climatique : il s’agit du plus grand défi que notre espèce doit affronter, et c’est nous qui l’avons causé. Cependant, en choisissant d’investir de manière responsable et en fonction de l’ordre des besoins, nous pouvons créer un avenir durable, pas seulement pour notre espèce, mais aussi pour toutes les espèces dont nous dépendons pour notre survie. Nous avons besoin de solutions environnementales qui favorisent la diversité.
Du point de vue des entreprises, nous avons la responsabilité de réduire le risque et de penser à améliorer l’environnement dans lequel nous vivons et dont nous dépendons, plutôt que de l’exploiter. Il s’agit d’un changement fondamental pour les entreprises, qui doivent avoir une mission au-delà des bénéfices. Toutefois, du point de vue de la durabilité, les entreprises qui fusionnent mission et bénéfices se portent mieux.
F.S. : Il y a énormément de science derrière tout ça. La crise climatique est causée par les humains. Nous sommes les gardiens de la planète. Nous avons une occasion en or : investir de manière responsable et faire en sorte que cette planète soit viable pour les générations futures.